"Le Général Bonaparte

et

l'île de Malte"


 

CHAPITRE IX

"Le Général Bonaparte, qui pensait à tout, n'avait pas été sans penser à Malte. Dès Septembre 1797, il écrivit à Talleyrand: «Pourquoi ne nous emparerions-nous pas de l'île de Malte? Quatre cent Chevaliers et au plus un régiment de cinq cents hommes sont la seule défense de La Valette. Les habitants sont très portés pour nous et sont dégoûtés des Chevaliers qui ne peuvent plus vivre et meurent de faim. Je leur ai fait exprès confisquer tous leurs biens en Italie.»

Il n'avait pas fait que cela. Dans l'île même, tout un club révolutionnaire entretenait une correspondance avec lui. Le Grand Maître, se sentant entouré d'espions, faisait fouiller les maisons des Chevaliers pour y chercher des documents. «Dans les Auberges, on ne parlait plus que de classes privilégiées et de Droits de l'Homme. De vieux baillis apoplectiques enrageaient d'entendre des blancs-becs prouver que l'Ordre souverain était incompatible avec les progrès de l'humanité.»

Quand Bonaparte, en 1798, partit pour l'Egypte, il savait par ses agents de Malte que le projet était mûr et insistait auprès du Directoire pour être autorisé à s'emparer de l'île, «qui tôt ou tard, écrivait-il, sera aux Anglais si nous avons la sottise de ne pas les prévenir». Il avait admirablement compris que, pour un général, qui, comme lui, souhaitait un Empire d'Orient allant jusqu'aux Indes, il importait de procéder par étapes, d'assurer par la possession de l'Egypte la ligne de communication des Indes, par la possession de Malte la route de l'Egypte.

Le Directoire «considérant que l'Ordre de Malte n'avait pas reconnu la République Française et avait admis à ses premières dignités des Français en rébellion contre elle», décréta que «le Général en chef était chargé de s'emparer de l'île de Malte».

Le 9 Juin, à bord de l'Orient et en vue de l'île, il donnait ses ordres pour le débarquement. Les frégates la Sérieuse, la Sensible et la Badinte, s'avanceraient et, sous prétexte de faire de l'eau, mettraient à la mer leurs chaloupes. Aussitôt débarqué, le commandant des troupes devait lancer une proclamation pour annoncer que les Français ne voulaient rien changer aux mœurs ni à la religion du pays et que les prêtres seraient spécialement protégés. Une fois de plus le général en chef pensait à tout.

Peut-être fallait-il un prétexte pour l'attaque. Bonaparte fit demander pour toute l'escadre la permission de faire de l'eau; le Grand Maître répondit, comme il le devait, que le port était neutre et que les traités d'Utrecht interdisaient d'y laisser entrer à la fois plus de quatre vaisseaux de guerre d'une même nation. Ce refus devint un casus belli. «L'Ordre refuse à l'escadre l'eau dont elle a un si pressant besoin; le Général Bonaparte est résolu à se procurer par la force ce qu'on aurait dû lui accorder suivant les principes de l'hospitalité qui sont la base de votre Ordre.»

Par la force? Il n'en eut même pas besoin. Son nom et ses victoires passées suffirent. La population suppliait le Grand Maître de lui éviter en capitulant les horreurs d'un bombardement et d'un pillage. Dans les rues, les prêtres promenaient les reliques; dans les églises, des foules terrifiées étaient en prière. Les Chevaliers français, très nombreux, avaient scrupule à se battre contre des compatriotes. A Città Vecchia, l'évêque de Malte faisait bon accueil aux troupes françaises. Le Grand Maître Hompesch auquel Bonaparte avait fait promettre, s'il se rendait, une pension et une principauté demanda une suspension d'armes.

Des parlementaires furent envoyés à Bonaparte, à bord de l'Orient. La mer était dure et ces délégués arrivèrent en fort mauvais état. Il était minuit. On imagine la scène. Dans sa cabine, vêtu de son uniforme, le maigre général écrit en silence, levant de temps à autre la tête vers les députés, que ses officiers essaient de réconforter avec du rhum et des biscuits. Enfin il leur fait lecture de l'accord qu'il vient de rédiger: «Quel titre donnerons-nous à ce traité? Capitulation sonnerait bien mal aux oreilles d'un Ordre si couvert de gloire. Dirons-nous convention

En fait, c'était une capitulation. La souveraineté, les forts, la ville étaient cédés à la France. Le gouvernement s'engageait «à employer son influence pour faire avoir au Grand Maître, sa vie durant, une principauté équivalente et, en attendant, à lui faire une pension annuelle de trois cent mille francs. Les Chevaliers français pourraient rentrer librement en France et la République leur ferait une pension de six cents francs par an.» Six cents francs! Quelques délégués protestèrent. «Mettons sept cents», dit sèchement Bonaparte et la convention fut signée.

Le lendemain, musique en tête, les soldats à cocarde tricolore montèrent vers la porte royale et Bonaparte, s'installant dans le bâtiment qui est aujourd'hui la poste, commença d'organiser l'île à sa manière. Dans les bagnes, il trouva six cents esclaves barbaresques et turcs, qu'il mit en liberté, et sept cents forçats italiens auxquels il proposa de les employer comme matelots. Pour payer ses troupes, il fit vendre l'argenterie de l'ordre. Conquis et séduits par lui, beaucoup de chevaliers français s'enrôlèrent dans l'expédition d'Egypte, entr'autres M. d'Andigné, deux Chevaliers de la Panouse, M. de SaintChamans et M. de Saint-Exupéry.

Puis, en six jours, il transforma cette île dont les mœurs n'avaient guère changé depuis deux mille ans, suivant les principes de la Révolution Française et les exigences de son propre esprit. Il y était entré le 24 Prairial; le 25, il donnait à l'île une constitution et la divisait en cantons; le 26, il enrôlait les habitants dans la Légion Maltaise, les Chasseurs Volants et la Garde Civique Nationale. Le 28 Bonaparte, membre de l'Institut, général en chef ordonnait:

«Article Premier.&emdash;Tous les habitants de Malte sont désormais égaux en droits. Leurs talents, leur mérite, leur patriotisme et leur attachement à la République Française établissent seuls entre eux la différence.

«Article Second.&emdash;L'esclavage est aboli. Tous les esclaves connus sous le nom de Bonavogli sont mis en liberté et le contrat, déshonorant pour l'espèce humaine, qu'ils ont fait, est détruit.....

«Article Quatrième. &emdash; Tous les habitants de l'île de Malte et du Gozo sont tenus de porter la cocarde tricolore. Aucun habitant de Malte ne pourra porter l'habit national français, à moins qu'il n'ait obtenu la permission spéciale du Général en Chef. Le Général en Chef accordera la qualité de citoyen français et la permission de porter l'habit aux habitants de Malte et du Gozo qui se distingueront par leur attachement à la République, par quelque action d'éclat, trait de bienveillance ou de bravoure.

«Article Cinquième.&emdash;Dix jours après la publication du présent ordre, il est défendu d'avoir des armoiries soit dans l'intérieur, soit à l'extérieur des maisons, de cacheter des lettres avec des armoiries, ou de prendre des titres féodaux.

«Article Sixième. &emdash; L'Ordre de Malte étant dissous, il est expressément défendu à qui que ce soit de prendre les titres de Bailli, Commandeur, Chevalier, etc.....»

Puis, sans un moment d'hésitation, il réorganisa les finances, la justice, I'administration; il créa le Journal de Malte, le premier qu'eût jamais possédé l'île. Il déclara que les habitants de Malte avaient jusqu'alors été maintenus dans une cruelle ignorance et fonda quinze écoles primaires où l'on enseignerait «l'arithmétique, le pilotage, le français et les principes de la constitution française». Pour l'enseignement supérieur, par une démarche qui le peint tout entier, il demanda au Directoire de lui envoyer trois élèves de l'Ecole Polytechnique. «Le premier montrera l'arithmétique et la géographie. Le second l'algèbre, le troisième la mécanique et la physique. Ils seront logés et bien payés.»

Tandis que ce diable d'homme taillait, tranchait et réformait, le Grand Maitre Hompesch faisait ses paquets et écrivait au citoyen Général pour le remercier «de ses constantes attentions»... «Veuillez donc recevoir, citoyen général, l'expression de ma sensibilité, mes adieux et mes vœux pour vous.»

Car, en ce temps-là, le Grand Maitre de l'Hôpital lui-même ne pouvait écrire trois lignes sans parler de sensibilité comme le siècle suivant devait parler de libéralisme et le vingtième de technique. L'Ordre se dispersa, le plus grand nombre des Chevaliers allant en Russie, où l'Empereur leur offrait l'hospitalité. Plus tard le siège devait être transporté à Rome, dans le palais qui avait été celui des ambassadeurs de l'Ordre.

Après six jours de législation, le jeune dieu regarda son œuvre, pensa qu'elle était bonne, passa le commandement de l'île au Général Vaubois et se rembarqua. «L'escadre sort du port et dans une heure je remonte sur le vaisseau.» Par la frégate la Sensible, il envoyait au Directoire les drapeaux des Chevaliers et le poignard de La Valette. Avant de partir, il fit le tour des murailles avec le commandant du Génie de l'expédition, le Général Caffarelli. Celui-ci en admira la solidité: «Il est heureux, dit-il à Bonaparte, qu'il se soit trouvé ici des gens pour nous ouvrir ces portes. Si la ville avait été entièrement vide, nous aurions eu grand peine à les forcer.»


extrait de "Les Grandes Escales -Malte" par André Maurois CHAPITRE IX (pages 58-65)


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